Loi de programmation militaire : l’enjeu de l’industrialisation de l’IA dans les armées et l’industrie de défense
Le projet de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, présenté en conseil des ministres le 4 avril dernier, vient de débuter son parcours législatif à l’Assemblée nationale. Pour rappel, la LPM constitue une loi particulière dans la mesure où, en plus d’être un outil de planification financière, elle dessine une stratégie sur un horizon de temps. En effet, en prévoyant les ressources affectées aux armées sur une période pluriannuelle, elle est censée décliner la stratégie de défense de la Nation, telle que définie dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale. L’IA est à nouveau consacrée dans ce projet de loi comme une priorité stratégique en matière d’innovation de défense, tout comme le spatial, le cyber ou le quantique. Il est intéressant de noter que ces domaines prioritaires ne sont pas de même nature, désignant d’un côté la maîtrise de technologies particulières, et de l’autre, la maîtrise de milieux opérationnels.
Le projet confirme les orientations prises par la précédente LPM et amplifie l’effort en portant le budget consacré à l’innovation à 10 milliards d’euros sur le période 2024-2030, soit un doublement des crédits. La trajectoire prévue pour les « études amont » est également ascendante, avec 7,5 milliards d’euros de crédits sur la période (contre 6,8 Mds € en 2019-2025). Les études amont sont des recherches et études appliquées visant à satisfaire un besoin militaire identifié dans le cadre des travaux de prospective. En permettant d’orienter l’effort d’investissement vers des technologies de rupture et d’intégrer l’innovation dans les futurs systèmes d’armes, les études amont sont essentielles afin de permettre à la France de disposer de technologies souveraines, à l’état de l’art, et de maintenir ses compétences industrielles. Si la version initiale du projet de loi n’était pas très détaillée sur l’utilisation de ce budget, le gouvernement a déposé le 17 mai un amendement qui vient préciser les « axes prioritaires » des armées en matière d’innovation, tout en prévenant qu’ils sont « susceptibles d’évoluer au gré des ruptures technologiques ».
Cette accélération de l’innovation passe désormais par l’industrialisation de ces technologies de rupture, comme l’IA. Dans un contexte de changement d’ère stratégique, l’IA doit en effet jouer un rôle de premier plan dans l’adaptation du modèle d’armée et de l’outil de combat français à la nouvelle réalité de la conflictualité, que l’on peut décomposer en trois états : la compétition, la contestation et l’affrontement. Dans ce contexte, l’action dans les champs immatériels constitue une rupture majeure. La maîtrise de l’IA sera déterminante dans l’adaptation des capacités militaires au nouveau cycle de conflictualité, de l’engagement majeur jusqu’au conflit de haute intensité ; afin de maintenir une supériorité opérationnelle, de maîtriser les nouveaux espaces de conflictualité et d’y contrer les menaces hybrides.
Accélérer sur l’IA pour réussir les sauts technologiques
La feuille de route IA du ministère des Armées, publiée en 2019, a identifié des typologies de cas d’usages à fort impact militaire et les a regroupé en 7 axes d’efforts prioritaires : aide à la décision en planification et en conduite, combat collaboratif, cybersécurité et influence numérique, soutien logistique et maintien en condition opérationnelle, renseignement, robotique et autonomie, soutien. Les cas s’usage IA intéressant les armées recouvrent donc à la fois des usages liés à l’intégration de l’IA dans les systèmes opérationnels (systèmes d’armes, systèmes d’information opérationnelle et de commandement, robotique, renseignement, etc.) au service du combat collaboratif, mais aussi des applications dans le domaine cyber et le champ informationnel face au développement des stratégies hybrides, des usages relatifs à l’optimisation de la maintenance et de la logistique ou encore à l’efficacité opérationnelle des services de soutien interarmées. Au-delà des systèmes de défense, le ministère des Armées a donc besoin d’exploiter l’IA plus largement dans sa démarche de transformation numérique et d’amélioration de la performance (administration générale, soutien de l’homme, santé, etc.).
Les systèmes opérationnels militaires intégrant de l’IA ou qui pourrait intégrer de l’IA présentent un niveau de criticité et des caractéristiques spécifiques que l’on rencontre peu dans le secteur civil. Que ce soit en termes de tâches à réaliser (actions de combat), de nature des données à manipuler (infrarouge, radar, sonar, LiDAR, etc.) ou d’exigence de performance. Cela nécessite par conséquent un total respect du cadre fixé par l’homme, en particulier le cadre éthique et juridique. De plus, ces systèmes sont souvent embarqués et déployés en milieu ouvert, dans des environnements complexes et dégradés. Ils doivent répondre à des exigences élevées en termes de latence et de robustesse, mais doivent aussi se montrer frugaux en énergie et en connectivité.
IA de défense et IA de confiance
Pour répondre à ces contraintes très fortes, le ministère des Armées s’est donc naturellement positionné de manière pionnière sur la thématique de l’IA de confiance, étant demandeur de solutions IA robustes, responsables, maîtrisées, transparentes, permettant d’assister le soldat et le commandement en confiance, sans effet « boîte noire », afin de pouvoir objectivement conserver la responsabilité de l’action. Cela nécessite une rigueur de conception des systèmes qui doit garantir la conformité des solutions développées avec les exigences pertinentes d’IA de confiance.
Dans l’édition 2022 de son document de référence sur l’orientation de l’innovation de défense (DROID), l’Agence de l’innovation de défense (AID) a identifié 3 axes de R&D prioritaires en vue de favoriser le développement de cette IA de confiance dans les systèmes du ministère dès leur conception. Cela repose d’abord sur l’explicabilité et la transparence des modèles, concourant par-là même au maintien du contrôle humain sur le système et à sa prise de décision éclairée. Dans le cadre du dossier que Quantmetry avait coordonné pour La Jaune & La Rouge, Pierre-Éric Pommellet et Frédéric Vignal, respectivement PDG et directeur de l’innovation de Naval Group, décrivaient brillamment le rôle essentiel de la confiance dans le contexte d’utilisation de l’IA sur des bâtiments de guerre. « Le premier facteur clé de succès dans l’intégration de l’IA est la compréhension et la lisibilité par les marins des fonctions sous-traitées ». Et suivant une sentence bien connue des militaires, « la confiance n’exclut pas le contrôle », ils ajoutaient « le second facteur clé de succès consiste à encadrer les agissements [de l’IA] par un superviseur ». Ainsi, la réussite de la coopération humain-IA, homme-machine, est intimement liée au « cercle vertueux automatisation-confiance ».
Le second axe est la recherche de la frugalité (small data, IA embarquée, edge computing). Enfin, l’atteinte de ces deux premiers objectifs tient aussi à la capacité du ministère à évaluer et à certifier la conformité de ses systèmes avec les exigences retenues, ce qui constitue le troisième axe d’effort. C’est notamment afin d’approfondir la réflexion collaborative autour de ce cadre de contrôle que Quantmetry a rejoint le collectif français Confiance.ai en janvier 2022. Lancé par l’État dans le cadre du grand défi « Sécuriser, certifier et fiabiliser les systèmes fondés sur l’intelligence artificielle », auprès d’une quarantaine de partenaires industriels et académiques, il vise à déployer de nouvelles méthodes et des outils capables de mesurer l’incertitude liée à l’IA, de manière systématique et transparente. Cette initiative s’inscrit dans le droit fil de la librairie open source MAPIE, développée par Quantmetry.
Le projet de règlement européen sur l’intelligence artificielle (AI Act) exclut explicitement les cas d’usage ayant trait aux forces armées, à la défense ou à la sécurité nationale, quel que soit le type d’entité exerçant ces activités (publiques ou privées). Néanmoins, si un système d’IA développé, mis sur le marché, mis en service ou utilisé à des fins militaires, se trouve par la suite, temporairement ou définitivement, utilisé en dehors de ce cadre à d’autres fins (par exemple, à des fins civiles, de maintien de l’ordre ou de sécurité publique), un tel système relèverait alors du champ d’application de la législation européenne. Malgré tout, si les cas d’usage militaires, ne sont pas visés par des obligations réglementaires, il n’en demeure pas moins que le concept d’IA de confiance véhicule des objectifs particulièrement vertueux pour les armées, en particulier s’agissant de la robustesse et de l’intelligibilité. Et puisque « qui peut le plus, peut le moins », l’intégration « by design » de ces bonnes pratiques est tout aussi opportun que dans un contexte réglementaire contraint.
La nécessaire accélération des cas d’usage IA dans la défense
En vue de faciliter le passage à l’échelle industrielle des systèmes opérationnels embarquant de l’IA, le ministère des Armées doit piloter sa stratégie d’innovation et sa stratégie d’achat. L’essor ces dernières années de nouveaux acteurs institutionnels comme l’AID, le Battle Lab Terre ou le pôle d’innovation GAI4A[1] marque l’ambition très forte du ministère de, non seulement, mieux orienter, coordonner et piloter l’innovation de défense, mais aussi de mieux la capter et même de la susciter. L’objectif étant de répondre aux besoins opérationnels par une démarche incrémentale intégrant l’innovation dans les futurs programmes d’armement.
Les grands groupes industriels systémiers de défense (MOI) accusent parfois un retard certain en matière d’intégration de l’IA dans leurs systèmes. La prochaine LPM doit contribuer à accélérer la transformation des industriels dans ce domaine, qui nécessite bien souvent une assistance tant en termes d’expertises techniques et scientifiques que de méthodologie de développement produit et de ressources humaines. Du cadrage de cas d’usage jusqu’au déploiement de solutions IA sur le terrain, en exercice ou en opération, les industriels de défense font part d’un fort besoin d’accompagnement, tant en matière de conseil que d’intégration, afin de mettre en production rapidement des modules à base d’IA. Quantmetry est un partenaire privilégié des grands donneurs d’ordres industriels et de leurs sous-traitants de premier rang dans leurs transformations : de l’élaboration de leur stratégie Data et IA jusqu’au pilotage de leurs projets et au développement de solutions à l’état de l’art.
Ainsi, dans un contexte de ruptures technologiques, de réarmement et de retour de la guerre de haute intensité, la LPM 2024-2030 porte l’ambition d’une accélération sur l’IA, dont les modalités pratiques doivent encore être précisées. Certains aspects seront potentiellement enrichis et amendés dans le cadre de la discussion parlementaire. Cette accélération de l’innovation de défense passera en tout cas par des démonstrateurs ambitieux sur des cas d’usage IA à forte valeur ajoutée. Pour ce faire, le ministère des Armées doit poursuivre ses efforts en vue d’étoffer et de fédérer son écosystème de partenaires : start-ups, PME et ETI innovantes, grandes écoles et universités, grandes entreprises de la BITD[2]. S’agissant de la robotique terrestre, par exemple, ces synergies nouvelles doivent permettre de consolider une filière technologique et industrielle et de déployer rapidement des solutions au sein des armées. Les acteurs français de l’IA doivent nécessairement y jouer un rôle de premier plan pour que les forces soient au rendez-vous. À l’horizon 2030, l’armée de Terre vise en effet le déploiement de ses premières unités entièrement robotisées.
[1] Groupement Académies, Industries, Ingénieurs d’Île-de-France pour l’Innovation au profit de l’Armée de Terre.
[2] Base industrielle et technologique de défense.
Manager Conseil Défense & Industrie chez Quantmetry
Édouard Josse est Manager Conseil au sein du cabinet Quantmetry, où il contribue aux activités Défense et Industrie manufacturière. Il est également officier de réserve opérationnelle de l’armée de Terre, occupant des responsabilités dans le domaine de l’innovation de défense.