Quels usages pour la technologie blockchain ?
Vous avez pu découvrir lors des deux articles précédents le fonctionnement technique de la blockchain et sa philosophie : fournir des moyens de sécurisation automatiques, plus précis et décentralisés pour les transactions.
Cet outil peut donc être utilisé dans de nombreux cas et contextes, aboutissant ainsi à des usages potentiellement très différents de la notion de monnaie (même si le Bitcoin à proprement parler n’est pas réellement une monnaie car il n’est pas fongible, chaque Bitcoin possédant une histoire qui peut être retracée depuis sa genèse). Les agents et acteurs, qu’ils soient des particuliers, des entreprises ou même des pouvoirs publics sont donc libres de l’adapter et d’inventer de nouveaux usages à partir de cette brique technologique.
Nous allons vous présenter dans cet article quelques exemples d’usages de la blockchain dans différents secteurs, usages qui se sont démultipliés durant les trois dernières années.
Les tokens pour créer de nouveaux services
La Banque d’Angleterre a résumé le mode d’utilisation de la blockchain comme suit : « transférer de la valeur en toute sécurité sans passer par un tiers de confiance » [1]. En analysant cette définition de plus près, on constate que la nature de l’actif échangé importe peu : argent, contrat, acte notarial, etc. Toute représentation de la valeur peut s’échanger de manière décentralisée et sécurisée sur une plateforme de type blockchain sous certaines conditions. Le potentiel disruptif de cette technologie est donc énorme : banques, puissances publiques, plateformes de services, et de nombreux autres acteurs seront nécessairement amenés à questionner leur modèle économique aux vues de l’émergence de la blockchain, car celle-ci facilite considérablement le transfert d’actifs, simplifie et réduit les coûts des infrastructures, tout en garantissant une plus grande sécurité et transparence des échanges.
À titre d’exemple, le projet Mediachain [2], qui combine plusieurs aspects de la technologie blockchain (monnaie digitale, stockage distribué, etc.), permettra dans un avenir proche à un artiste de stocker son morceau en ligne avec un tatouage certifiant qu’il en est le compositeur, et à un utilisateur de l’écouter en injectant quelques fractions de monnaie digitale, encore “token” dans cet univers des crypto-monnaies. Ce système simplifiera toute l’infrastructure et le processus de suivi d’utilisation des créations, ainsi que celui de distribution des royalties, avec le potentiel de révolutionner totalement tout le secteur de l’industrie de la musique et de la culture.
Autre exemple, particulièrement important et sensible, qui peut bénéficier de la transparence apportée par la technologie blockchain est celui du vote dans des contextes politiques difficiles. En effet, l’organisation d’élections libres dans certains pays du Moyen-Orient ou d’Afrique en sortie de conflit est souvent particulièrement ardue. L’espoir placé en la blockchain est de pouvoir sécuriser ce transfert de pouvoir qu’est le vote grâce à une infrastructure complètement transparente, avec la possibilité pour les citoyens des pays en question, ainsi que pour la communauté internationale, de vérifier l’intégrité du processus. Cependant, le problème de l’anonymat subsiste, et des travaux sont encore nécessaires avant de transformer cet espoir en une solution techniquement satisfaisante.
Enfin, citons l’exemple de l’IFDS pour InterPlanetary File System [3], qui est un protocole de stockage décentralisé et sécurisé de données qui connecte tous les disques durs possédant le même système de fichiers à travers le monde. Les données sont cryptées et dupliquées, les fichiers étant identifiés par leur hash, assurant ainsi leur confidentialité et leur accessibilité. L’absence de SPOF (Single Point of Failure) permet, entre autres, d’éviter les attaques DDoS. Basée sur ce protocole, Filecoin est une crypto-monnaie qui permet d’enclencher un cercle vertueux en rémunérant les personnes qui mettent à disposition leur disque dur, et en faisant payant ceux qui consomment de l’espace disque [4]. Cette technologie ouvre donc la voie à du stockage cloud sans recours à un tiers de confiance tel Dropbox ou Google. À terme, combiné à une utilisation décentralisée des capacités de calcul des processeurs (ce qui est porté par d’autres projets tels iExec [5] ou SONM [6]), on peut imaginer un nouvel internet complètement décentralisé, où chaque ordinateur joue à la fois le rôle de serveur et de client du protocole d’échange.
Une transformation des modes de partage de valeur
Au-delà de l’intérêt que représente Filecoin pour le stockage décentralisé, il représente un exemple paradigmatique des nouveaux business models permis par la blockchain, depuis les modalités de levée de fond jusqu’aux modes de rémunération des différentes parties prenantes au services. En effet, Filecoin a levé près de 257 millions de dollars en un mois via ce que l’on nomme ICO pour Initial Coin Offering [7]. Il s’agit d’un modèle de levée de fond où une startup, après avoir formalisé son idée de service dans un “white paper” (livre blanc), soumet cette idée au public d’investisseurs, et lance un “token”, sorte de monnaie digitale assurant la rémunération des contributeurs à son service et qui est nécessaire à la consommation du service. Selon l’attractivité du service proposé et la qualité de l’équipe, les investisseurs disposent d’une fenêtre temporelle limitée pour acheter le token au prix proposé par la startup (en envoyant des Bitcoin sur une adresse de portefeuille fournie par la startup), permettant ainsi à cette dernière de disposer de liquidités pour démarrer la création de son service. On bootstrap ainsi un service avec sa communauté d’utilisateurs et de contributeurs, et dans certains cas, ces tokens permettent de récolter des bénéfices réguliers de la même manière que les actions et leurs dividendes.
Il s’agit d’un modèle réellement révolutionnaire car n’importe quel particulier peut participer à ces ICO, et ainsi espérer bénéficier de la création de valeur apportée par le service porté par la startup. En effet, aussitôt la levée de fonds terminée, la monnaie digitale ainsi créée est échangée sur des bourses spécialisées dans l’échange de crypto-monnaies, et qui sont toujours non régulées à date. Les plus connues sont Bittrex, Binance, Cryptopia, Poloniex, ou encore Bitfinex. Les investisseurs peuvent donc récupérer leurs gains à tout moment, et n’ont pas à attendre une entrée en bourse standard pour ce faire, généralement soumise aux décisions des fondateurs et des premiers investisseurs. Les ICO ont véritablement explosé en 2017, connaissant une augmentation de 500% entre avril et octobre pour atteindre 2,6 Mds de dollars [8]. Ce chiffre en dit long sur la fièvre spéculative qui anime la communauté des crypto-monnaies et explique les cours volatiles de celles-ci. Mais au-delà de ces soubresauts, nous assistons au démarrage d’une véritable nouvelle forme d’économie, que certains qualifient de “token economy” pour insister sur le rôle fondamental joué par les crypto-monnaies dans la transformation de tous les aspects d’un business [9].
Un besoin de législation ?
Vous l’aurez compris, nous pensons que la blockchain est une technologie disruptive, malgré des limitations qui restent à adresser comme le développement d’oracles sécurisés (qui sont pour le coup des tiers de confiance…) pour connecter les blockchains aux informations du monde extérieur, ouvrant ainsi la voie à tout un nouvel ensemble d’usages des smart contracts : déclencher l’ouverture d’une voiture ou d’une maison en location dès l’approche du loueur, rembourser automatiquement un agriculteur selon les modalités de son contrat d’assurance suite à des événements climatiques dont l’information est disponible en ligne, ou encore encoder des transactions financières basées sur des informations issues des marchés financiers. Au vue de leur très forte croissance et de leur popularité grandissante, les crypto-monnaies commencent à se heurter au besoin de renforcer leur légitimité pour pouvoir rivaliser avec les systèmes bancaires et les plateformes traditionnels. À titre d’exemple, l’AMF (Autorité des Marchés Financiers) a lancé le 26 octobre 2017 une consultation afin de créer un cadre réglementaire pour les ICO [10]. Mais ces initiatives ne peuvent plus se contenter d’un périmètre national uniquement : la technologie dépasse les frontières et prouve une fois de plus que les révolutions techniques s’accélèrent, tandis que la réglementation a de plus en plus de mal à s’y adapter. On le constate sur l’exemple de la Chine, qui a interdit les ICO et les bourses d’échanges de Bitcoin en septembre [11] (en attente certainement d’une régulation avant leur ré-autorisation), poussant ainsi les startups créées à effectuer des vérifications d’identité pour éviter la participation des citoyens chinois. Mais on imagine bien que ces derniers peuvent toujours investir dans un projet donné dès que le token associé est échangé sur des plateformes, modulo quelques contorsions pour échapper à la censure des dits sites web.L’enjeu central pour les prochaines années dans le monde des blockchains est de trouver les bons modes de gouvernance, sans sacrifier pour autant la décentralisation dont la blockchain est porteuse. Quelques exemples de solutions techniques commencent à être proposées pour réguler “de l’intérieur” les ICO, tels le “safe token sale mechanism” [12] ou encore la définition dynamique des prix [13]. De manière générale, il nous semble évident que seuls des progrès techniques de la communauté blockchain et une régulation centrale intelligente vont permettre le plein déploiement du potentiel de cette technologie dans les années à venir.
Référence :
[3] https://ipfs.io
[4] https://filecoin.io/filecoin.pdf
[6] https://sonm.io
[7] https://www.coindesk.com/257-million-filecoin-breaks-time-record-ico-funding/
[9] https://en.wikipedia.org/wiki/Token_economy
[11] https://www.cryptocoinsnews.com/china-ico-ban-worlds-oldest-bitcoin-exchange-shuts-doors/
[12] https://medium.com/@Vlad_Zamfir/a-safe-token-sale-mechanism-8d73c430ddd1